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« Une IA sans gestion interne de la data, c’est une IA vide » – Constance Nebbula

A l’heure où l’IA et les équilibres géopolitiques rebattent les cartes de la souveraineté numérique, les collectivités locales avancent à tâtons. Face à l’absence d’impulsion nationale, certains territoires prennent les devants. Constance Nebbula, président d’Open Data France, vice-présidente de la métropole d’Angers et de la région des Pays de la Loire chargée du numérique et de l’intelligence artificielle, décrypte ce contexte et appelle à renouer avec le sens politique du numérique.

Deux événements redéfinissent les enjeux du numérique et de la data : l’IA générative et les nouvelles orientations de l’administration Trump. Comment les appréhendez-vous ?

Sur l’IA, nous vivons une véritable transformation dans les collectivités. On sent à la fois un intérêt et une prise de conscience qui impliquent tout ce qui touche à l’évolution des métiers, du service public, de la relation avec les usagers, etc. Par ailleurs, nous savons qu’il n’y a pas d’IA sans data. Mon gros problème aujourd’hui, c’est que le lien entre les deux ne se fait pas encore naturellement.

Que voulez-vous dire ?

Lors du sommet sur l’IA, en février dernier, je n’ai entendu, à aucun moment, de propos sur la question de la gestion de la donnée, de l’indépendance stratégique sur les données, de leur ouverture, des enjeux sur l’anonymisation, la protection des données… On a parlé d’IA au sens des investissements étrangers ou des datas centers, mais on n’a pas parlé de ce qu’il y a derrière la donnée. Or, mon souci, aujourd’hui, c’est que des élus peuvent vouloir surfer sur la tendance sans prendre conscience que leurs IA seront vides s’ils ne maîtrisent pas les outils data et qu’ils n’ont pas la maturité pour le faire. Une IA sans gestion interne de la data, c’est une IA vide, pas performante. Ce qui conduit à parler de gouvernance et, donc, aussi, de politique.

Comment voyez-vous cette gouvernance ?

Au niveau national, je n’ai pas nécessairement de réponse. En revanche, la gouvernance au niveau local et au niveau régional, nous pratiquons ! Dans les territoires, nous prenons nos responsabilités et nous faisons ce que nous avons à faire avec nos partenaires locaux. Mais nous ne pouvons pas dire que la dynamique soit portée au niveau politique national. Chacun fait ce qu’il peut, comme il peut, avec les moyens du bord, dans sa délégation, dans son couloir. Nous sommes en mode débrouille et nous faisons ce que nous pouvons dans les collectivités locales, comme dans les administrations centrales d’ailleurs.

Votre région vient de lancer, il y a peu, un comité ligérien de la donnée. Est-ce aux régions de prendre ce rôle, d’assumer la gouvernance ?

Je crois que oui, parce que l’échelle régionale est celle de la mutualisation et de la collaboration avec les territoires. Les métropoles ont leur rôle de mutualisateurs à l’échelle locale. C’est le premier niveau.

Par contre, si nous voulons aller au-delà de l’open data local et que nous souhaitons travailler avec le privé, avec des agences nationales, des directions ministérielles, avec l’Etat en région, etc., c’est là que la région intervient. Car il faut une vue d’ensemble sur les départements, sans distinction entre les zones urbaines et les zones rurales.

L’autre fait nouveau, c’est l’administration Trump dont certaines annonces peuvent menacer la souveraineté numérique de la France. Comment les appréhendez-vous ?

Attention à ne pas tomber dans les clichés. Le sujet, c’est notre indépendance stratégique et ne pas être naïfs. Mais ce n’est pas pour cela qu’il faut dire non à tout ce qui est marqué US. Pour l’instant, selon les infos qui nous remontent, concrètement, cela ne change pas grand-chose. Attention, il y a un écart entre les effets d’annonce et les effets politiques liés à la personnalité du Président américain.

Dans ce paysage, quelle place occupe l’open data, si l’envisager seule a encore du sens ?

Aujourd’hui, dans la dynamique actuelle, que ce soit sur les sujets géopolitiques ou sur l’IA, le sujet n’est en effet pas l’open data, c’est bien la data. Qu’elle soit ouverte ou pas, nous parlons actuellement de problématiques concernant la donnée. Comment allons-nous faire pour avoir des données sécurisées, fiables, interopérables, que nous pouvons partager en sécurité, etc. ? C’est ça la marque de fabrique européenne ! Nos enjeux se situent sur la protection des données, pour créer des conditions plus favorables au partage, notamment entre le public et le privé. Ce n’est plus juste l’ouverture pour l’ouverture.

Pensez-vous qu’aujourd’hui les données des collectivités sont correctement produites pour être utiles à tous leurs utilisateurs potentiels ?

Je reviens à mon constat que les collectivités sont en mode débrouille. Dans les grosses collectivités, ça va, elles ont les moyens, les ressources humaines, éventuellement une stratégie de la donnée, des moyens financiers, des outils, etc. Mais cela concerne très peu de collectivités à l’échelle nationale.

Pour le reste, soit 99 % des autres, elles ne sont pas particulièrement accompagnées ou aidées par une dynamique nationale. Alors qu’elles devraient. Est-ce qu’il revient à l’Etat d’imposer des formats et à nous de nous adapter ? Est-ce l’inverse ? Est-ce que telles données seront interopérables avec telle API ou pas ? En réalité, il n’y a pas d’arbitre et ce n’est vraisemblablement plus dans la feuille de route de l’Etat aujourd’hui.

Les élus ne voient peut-être pas encore un intérêt pratique à ce que leur collectivité monte en compétences sur la data ?

En effet, et pourtant, les premiers réutilisateurs des données ouvertes des collectivités sont… les collectivités ! Si l’une d’elles veut faire son job de collectivité et qu’elle n’a pas elle-même ouvert ses données, elle va se tirer une balle dans le pied. Nous avons un bon exemple avec les fameuses applications municipales. Notre application « Vivre à Angers » est l’application la plus utilisée, proportionnellement à notre nombre d’habitants : 40 000 utilisateurs uniques pour une ville de 160 000 habitants ! Or cette application est à 99 % basée sur nos propres données mises en open data, puis les données de notre délégataire, par exemple, pour les transports en commun.

Si les habitants utilisent beaucoup cette application, c’est parce qu’elle est réaliste, elle est fiable et donne un service utile et de qualité par rapport à leurs besoins et à leurs usages. Cela est possible parce que nous avons un service d’open data et que nous avons restructuré notre manière de gérer la data en interne.

L’année prochaine, la loi pour une République numérique aura dix ans. Est-ce que cela serait l’occasion de faire un acte 2 de cette loi ?

Je ne l’appellerai pas comme ça. Il faut autre chose qu’un « acte 2 ». Pour la majorité des actions prévues dans le cadre de la loi pour une République numérique, les décrets ne sont jamais parus.

Sur le point spécifique de l’ouverture des données pour les collectivités de plus de 3 500 habitants, je l’ai déjà dit suffisamment souvent : imposer des choses aux collectivités, c’est super, les accompagner, c’est mieux. Et leur expliquer pourquoi et comment, c’est encore mieux.

Malheureusement, si nous nous lancions dans une autre « grande » loi sur le numérique, j’ai peur que nous n’aboutissions pas à grand-chose, tant nos deux chambres manquent de culture numérique. Il est difficile de porter de vraies grandes lois de transformation numérique quand déjà, au plus haut niveau, nous n’avons pas beaucoup d’ambassadeurs.

Dans ce paysage, Open Data France a évolué. Aujourd’hui, quel est l’agenda de l’association ?

Nous avons voté notre feuille de route en juin dernier pour 2024-2026, dont nous déclinons les actions. Nous avons aussi un nouveau conseil d’administration avec une évolution des élus qui portent une meilleure représentativité. L’IA fait partie des nouveaux sujets que nous saisissons. Je ne pensais d’ailleurs pas qu’elle prendrait autant de place, aussi vite. Mais clairement, nous ne sommes plus sur l’ouverture des données pour l’ouverture, ou pour la transparence.

Vous concevez-vous comme un appui aux collectivités ou comme le porte-parole des besoins des collectivités ?

Les deux et je rajouterais même un troisième élément : nous sommes la courroie de transmission entre l’administration centrale et les grands interlocuteurs nationaux et le local. Ce qui me frappe, c’est à quel point ils ont perdu le contact avec le local, ils le reconnaissent d’ailleurs.

Quel regard portez-vous sur les outils mis à disposition par les services de l’Etat, pour gérer les données, ou ses suites logicielles ?

Votre formulation est assez juste : « ils mettent à disposition ». Cela peut suffire quand vous êtes expert. C’est très bien si, au niveau national, il y a une évolution et la valorisation d’outils, de kits, de mise à disposition d’un certain nombre de choses. C’est une approche d’experts, de techniciens. Mais ce dont nous avons besoin, c’est d’en faire un discours politique pour les élus, pour qu’ils puissent se positionner sur ces sujets.

Qu’est-ce que vous attendez de votre comité d’experts ?

D’abord, nous avions constaté que nous avions très peu de liens avec le monde de la recherche, voire pas du tout. Désormais, pratiquement la moitié des membres sont des experts scientifiques, des chercheurs. C’est une vraie satisfaction. Nous avons aussi des représentants des collectivités locales, des élus ou des agents ; nous avons l’Etat central, différentes directions de l’Etat central, certaines agences (l’Ademe, l’ANCT, le secrétariat général à la planification écologique, le Cerema, l’IGN…) mais aussi des acteurs privés, Datactivist, OpenData Soft, Data Publica, le GFII…. Je crois qu’il n’y a jamais eu tous ces gens autour de la même table pour parler des sujets datas.

Le but n’est pas de créer du consensus. Ce que je souhaite, c’est que ce soit une instance de partage et d’information entre nous. Ensuite, que nous ayons un regard critique sur les innovations qui arrivent, pour les anticiper, d’un point de vue législatif, politique, administratif.

Article sur La Gazette des Communes

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